samedi 12 mai 2012


L'oeil du Cyclone ici tout est beau # 03

Enfance 
Dans la cave, il y avait un soupirail. C’est par là que l’on versait les sacs de charbon, la provision grâce à laquelle on se chaufferait l’hiver. Je descendais avec la charbonnière que je remplissais de boulets noirs au moyen d’une petite pelle puis que je remontais. C’était lourd. Il faisait froid dans le long couloir sombre.
Nous avions un vieux fauteuil recouvert de tissu rouge, qui s’est abîmé de plus en plus : le rembourrage de crin dépassait par les trous, peut-être aussi des ressorts. Je pense qu’il avait appartenu à ma grand-mère maternelle, que nous appelions « Mamie », tandis que l’autre était désignée comme « Marraine » par toute la famille alors qu’elle n’était que ma marraine à moi.
J’avais perdu mes deux grands-pères quand j’étais très jeune. À la Toussaint, nous allions déposer des chrysanthèmes sur leurs tombeaux. Je me souviens de tous ces pots de fleurs sur la neige, et des cyprès dans les cimetières. J’allais à la messe, je disais mes prières dans lesquelles on me demandait de penser à Bon-Papa, mon grand-père paternel. Le curé m’avait dit un jour : « Moi, c’est le diable. »
J’étais très timide mais je ne sais plus si je rougissais facilement. Il me semble que j’étais plutôt pâle. Je n’ai découvert les plages que vers l’âge de huit ou neuf ans, en Normandie puis en Espagne.
Mes parents étaient très jeunes. Un jour, à Bruxelles, je me souviens que des ouvriers de la construction ont regardé passer maman avec ses trois enfants et que l’un d’eux lui a dit : « C’est déjà à toi, tout ça ? » Elle n’avait sans doute alors que vingt-sept ou vingt-huit ans, et je me suis dit que maman était jeune et belle.
La cuisine était son domaine, tout au fond de la maison d’école. J’entendais les cris des enfants dans la cour pavée de briques, durant les récréations plus longues par beau temps, plus courtes les jours de pluie, interrompues par le sifflet du maître. L’année d’après, comme les autres, je l’appellerais « Monsieur », mais je n’allais pas encore à l’école. Je jouais dans la cuisine avec mes deux petites sœurs. Trois enfants dans les jambes de leur maman : deux ans, trois ans, quatre ans. Et la cuisine pour terrain de jeu, pour terrain de vie. Le froid des carreaux noirs, au sol, et, sur la table de mélaminé marbré rouge aux pieds métalliques, le bois chaud des pièces du jeu de construction. Et la grande chaleur du vieux poêle à charbon, et celle, dans le coin près de la fenêtre, de la cuisinière au gaz. Ça sentait la pâte qui lève, les épluchures de pommes de terre, la vanille et la cannelle.
Dans l’autre coin, entre la porte du couloir froid et celle de la salle d’eau baptisée le fournil, cette grosse pierre bleue creusée que nous appelions « la pierre ». C’est par-dessus la pierre que, du robinet, jaillissait l’eau des légumes et des vaisselles.
Entre la fenêtre et la porte du salon, le gros réfrigérateur italien sur la porte duquel on pouvait lire en lettres métalliques : duecento quindici.
Les murs étaient tapissés d’un papier peint à motifs géométriques qui s’arrêtait à une quarantaine de centimètres du plafond très haut. Le soir, la cuisine était éclairée par un lustre suspendu au centre : un câble électrique fournissait du courant à deux tubes au néon enjolivés par des garnitures en verre rosâtre décorées d’arabesques.
Une lampe témoin verte indiquait que la radio était allumée. Un bouton circulaire cranté, à gauche, réglait le volume ; un autre, à droite, permettait de déplacer une aiguille sur des stations aux noms étranges : Droitwitch, Allouis, Hilversum. Mais ce sont les disques demandés de Radio Hainaut qu’écoutait ma jeune maman : Killy WatchRetiens la nuitTombe la neige… ou cet étrange et répétitif : « Sale bleu pilou, sale bleu pilou, les hommes de la classe, rangez vos paillasses, sale bleu pilou, sale bleu pilou, les hommes de la classe, numérotez-vous, les hommes de la classe, numérotez-vous, avec avec plaisir, sur la route. » Une scie où je comprenais « sale bleu bilou » et qui revenait chaque samedi avec pour inévitable dédicace : « Pour la démobilisation du soldat Untel. »
Quand l’orage tonnait, maman coupait le courant (« Le courant est coupé quand le voyant vert apparaît - TECO ») et les enfants se blottissaient sous la table, à deux pas du feu rougeoyant,  et maman racontait le petit chaperon rouge, le petit Poucet ou la chèvre et les sept chevreaux. Peur du loup, peur de l’ogre, peur délicieuse du noir affronté ensemble.
















Lorsque j’ai atteint l’âge de sortir sans danger, je jouais presque tout le temps dehors, dans les prairies et les talus qui, au printemps, se couvraient de jonquilles. Il n’y avait pas de forêt mais un bois qui me semblait très grand, où nous allions parfois en promenade avec l’école, les derniers jours de juin. Mais ma plus grande joie était d’aller passer une après-midi à la ferme de Jean et Lucette.


Je descendais la rue bétonnée, tournais le coin où chantonnait l’eau de la fontaine, je passais devant l’église, salissant mes chaussures au chemin de terre sec et poudreux l’été, boueux l’hier. Je passais devant la ferme des Richard puis, suivant mon habitude, je prenais le raccourci, me faufilant entre deux fils barbelés de la clôture, à travers la prairie où, l’automne, je maraudais prunes et pommes, et je poussais la porte. La lourde porte de chêne couverte de clous à tête noire n’était jamais fermée à clé et je crois que je ne frappais pas, car j’étais là comme chez moi. Je posais la main sur la poignée de fonte ronde, lisse et noire, je poussais.

J’étais là, dans cette salle où rien ne semblait avoir changé depuis un siècle, entre le lent tic-tac, dans l’horloge aussi haute que la pièce, du balancier de cuivre qui rythmait les secondes, le ronronnement du chat Poupousse ou Pompon blotti sur l’un des fauteuils qui entouraient la cheminée, et les ronflements du poêle à charbon. Autour, sur les murs, ces vieilles assiettes posées sur des barres de chêne, ces cruches, ces photos d’un autre âge. Un bouquet de mariée, sous un globe de verre, fané depuis la nuit des temps. Des coffres pleins de draps parfumés de lavande. Je me dirigeais vers la longue « dresse » à trois portes, j’ouvrais celle de gauche, je prenais un bonbon dans la boîte, un Sugus ou un Fruittella, et je mastiquais le carré sucré qui tapissait ma bouche d’un arôme fruité et engluait mes dents d’une gomme collante. 


Un parfum de soupe ou de pâte à gâteau, venu de la cuisine, se mêlait l’été, quand la porte d’entrée restait grande ouverte, aux odeurs chaudes du fumier qui s’entassait au milieu de la cour.
Une poule caquetait pour annoncer son œuf, une vache meuglait. Dans la grange voisine, des ballots de paille et des tas de foin attendaient que je m’y construise des cachettes de légende. Et l’enfance fondait lentement comme le bonbon dans ma bouche.




à visiter ici le magnifique blog de Daniel Charmeux.

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