dimanche 27 mai 2012

History Repeating # 02

Des solutions? 
Toutes faites, certainement pas. 
Mais s'il y en a, elles passeront, quoi qu'il arrive, par la fraternité
le Borinage ne peut pas espérer s'en sortir vraiment en oubliant une partie de ses enfants sur le bas-côté de la chaussée. 

Question de conscience collective.

D'hier







et d'aujourd'hui ...





Film réalisé par Jean François Hubert dans les rues autour de chez lui ...



La douleur muette des enfants du Borinage «C'est dur, mais ça va...» Est-ce ainsi que les hommes vivent (au Borinage)?


Mardi 28 septembre 1999

La douleur muette des enfants du Borinage

Le réalisateur Patric Jean est retourné sur les lieux de son enfance et sur les traces de Henri Storck.
En 1933, Henri Storck et Joris Ivens révélaient au monde l'extrême dénuement des populations ouvrières à travers «Misère au Borinage». Le jeune réalisateur Patric Jean s'est résolu à suivre les traces de ses aînés. Pour lui, Bruxellois d'adoption, il s'agissait aussi de retourner sur les lieux de son enfance. Plusieurs mois de répérages et de tournage ont débouché sur un film de cinquante-quatre minutes, édifiant: «Les enfants du Borinage». Sous la forme d'une lettre à feu Henri Storck qui était au courant de ce projet.
Une question s'impose d'entrée de jeu: qu'est-ce qui a vraiment changé au Borinage, depuis soixante ans? A la vue des terribles images de Patric Jean, de ces visages ravagés par la pauvreté, des effroyables taudis dans lesquels s'entassent des familles entières, on a envie de répondre: rien.
C'est évidemment réducteur. L'extrême pauvreté - c'est bien de cela qu'il s'agit, en 1933 comme en 1999 -, était quasi généralisée au début de ce siècle dans les cités ouvrières. Elle ne concerne plus aujourd'hui qu'une frange marginale de la population. Mais on sait aussi que, confrontées au chômage, à l'absence de revenus, au déficit d'éducation ou à l'absence de repères, de nombreuses familles boraines de l'an 2.000 sont au bord du gouffre, prêtes à basculer dans le désoeuvrement intégral que nous montre, avec émotion et sans faux-semblants, le film de Patric Jean qui est un appel à la vigilance.
Ces cinquante-quatre minutes de cinéma-vérité renvoient aussi une image qui nous est extrèmement proche. Cette pauvreté absolue, c'est aussi la nôtre. Quel est l'écueil qui s'est dressé sur la route de ces gens? Sommes-nous à l'abri d'une telle descente aux enfers? Qui nous viendrait en aide, le cas échéant? On sort abasourdi d'une vision des «Enfants du Borinage». Chez ces gens-là, il n'y a plus rien. Point.
Projeté l'autre jour devant une salle archi-comble au Plaza Art de Mons, le film de Patric Jean a été reçu comme une gifle par le public présent. Il y a la terrible vérité des images bien sûr, mais aussi les propos des mandataires locaux qui apparaissent à l'écran: A travers le monde, dans les grandes villes africaines ou latino-américaines, j'ai vu des nuées de jeunes qui ont l'air heureux, mais les gens d'ici font la gueule , dit notamment cet homme politique. Terrible...
E.D.
«Les enfants du Borinage» de Patric Jean seront aussi présentés à la télévision: le jeudi 14 octobre à 21 heures sur la Deux (RTBF) et le dimanche 17 octobre à 22 h 30 sur la Une (RTBF), puis sur Arte durant le mois de décembre. On peut également se procurer une cassette du film, à la location ou à la vente, auprès du Centre vidéo de Bruxelles. Renseignements: 02-216.80.39.
«C'est dur, mais ça va...»
Patric Jean, 31 ans, a passé les dix-sept premières années de sa vie dans le Borinage. Il y estretourné régulièrement, notamment pour des jobs d'étudiant. Le temps de découvrir une misère qui dépassait l'imaginable. Après avoir vu «Misère au Borinage» de Storck et Ivens, le besoin de réaliser son film est apparu comme une évidence.
* Votre film aurait-il pu être tourné ailleurs qu'au Borinage?
*Oui, c'est un film sur la misère en général. Il y a aujourd'hui entre 50 et 70 millions de pauvres en Europe. Durant le tournage, j'ai eu des contacts avec Bertrand Tavernier qui réalisait à ce moment «Ça commence aujourd'hui» dans le Nord de la France. Nous traitions en fait des mêmes problèmes.
*Mais des hommes politiques de la région de Mons apparaissent à l'image...
*Leurs noms n'apparaissent pas. Même si leurs déclarations doivent nous interpeller, il ne s'agit pas de les montrer directement du doigt. Le problème de la pauvreté doit se règler à un niveau supérieur: celui des communes ou même des régions est insuffisant. C'est l'organisation de notre planète et de l'économie mondiale qui est en cause.
*Les élus que vous montrez n'ont-ils pas été piégés?
*Ils pourront toujours dire que nous avons choisi tel extrait plutôt que tel autre. Mais ils savaient très bien que nous étions occupés à réaliser un document en forme de portrait social de leur région.
*Ne va-t-on pas vous reprocher de salir un peu plus l'image du Borinage?
*On me le reprochera. Mais je refuse que l'on dise que les personnes que j'ai filmées incarnent une mauvaise image de leur région. Ces gens ne sont pas des imbéciles. Il faut simplement se battre pour eux et non pas se voiler la face. En les oubliant, les responsables politiques, par contre, ternissent l'image du Borinage. Le Grand-Hornu et le Crachet ne vont pas régler les problèmes de cette partie de la population. Ces projets, c'est du façadisme...
*Mais que demandent ces personnes, en définitive? Qu'espèrent-elles?
*Rien, c'est cela le plus terrible. Elles ne sont plus en état de demander, sinon une aide alimentaire, en urgence. Elles sont résignées, sans voix. Dans le film, une des ces personnes se demande si elle n'est pas tout simplement faite pour vivre comme ça. Ces gens-là sont trop loin pour se révolter. Les solutions doivent être structurelles. Le cas par cas ne suffit plus.
*On imagine que les conditions de tournage ont été très pénibles. Comment votre équipe a-t-elle été accueillie par ces familles?
*Nous avons eu un principe: ne jamais forcer les gens à accepter la présence de notre caméra. Nous avons eu d'excellents contacts à la cité du Coq à Jemappes, mais la population gardait un mauvais souvenir d'un «Strip-Tease» qui lui avait été consacré. On a renoncé à tourner là-bas. Nous sommes tombés sur des gens fantastiques. Emile, par exemple, qui se présente comme analphabète, et qui est d'une grande lucidité par rapport à sa situation. Il a compris toute de suite ce que nous voulions faire: nous lui avons laissé la parole. Parfois aussi, nous avons travaillé avec la larme à l'oeil. Comme face à ce gosse qui a résumé sa vie en un bout de phrase: «C'est dur, mais ça va...»
Propos recueillis par E. D.
Est-ce ainsi que les hommes vivent (au Borinage)?
Bien sûr, ce n'est pas «ça», le Borinage. Pas uniquement «ça», plus exactement. Pas loin des baraquements sordides, on trouve aussi des gens heureux, des jeunes qui étudient, d'autres qui montent leur entreprise, des travailleurs sociaux qui tentent de corriger le tir, des acteurs culturels qui montent des projets novateurs... Non, ce n'est pas uniquement «ça», le Borinage.. Mais c'est «ça» aussi. Et au terme du siècle de Storck, c'est insupportable.
Le film de Patric Jean montre deux mondes qui n'ont plus rien à se dire. D'un côté de la route, les plus pauvres d'entre nous, fatalistes, résignés et qui, souvent, n'ont même plus les mots pour exprimer leur malheur, réclamer qu'on les entende et qu'on leur rende justice. Sur le trottoir d'en face de cette société à deux vitesses: les élus, leurs paroles froides et décrochées de la réalité qui prêchent sèchement la motivation, comme moteur de la réussite sociale, et l'intégration, comme préalable au soutien public...
La rupture est consommée. On avance, on avance. L'objectif 1, le pôle culturel, les arts contemporains au Grand-Hornu et les technologies de pointe au Crachet, les touristes par cars entiers - mais pas n'importe où, les touristes! -, les Grands Prés, le parc scientifique, le Film d'amour... On avance, on avance. Et on oublie sur le bord du chemin ceux qui ne suivent pas le rythme, qui sont décrochés. Il n'y a même plus de camion-balai pour les conduire à l'arrivée.
Il ne s'agit pas de donner la leçon: nous sommes tous responsables. Coupables de fermer les yeux. Au Plaza Art, l'autre soir, on a entendu des «Oh!» stupéfaits à la vue de l'un ou l'autre cas particulièrement dramatique. Oui, monsieur, oui, madame, cela existe encore, chez nous, chez vous. Au bout de votre rue. Derrière votre jardin.
Des solutions? Toutes faites, certainement pas. Mais s'il y en a, elles passeront, quoi qu'il arrive, par la fraternité: le Borinage ne peut pas espérer s'en sortir vraiment en oubliant une partie de ses enfants sur le bas-côté de la chaussée. Question de conscience collective.

ERIC DEFFET

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