jeudi 31 mai 2012

L'OEIL DU CYCLONE ICI TOUT EST BEAU # 11


L'OEIL DU CYCLONE ICI TOUT EST BEAU  # 11

dans notre série on a testé et aimé pour vous ...

La Lanterne - Pavé de Warquignies















Magnifique accueil de Nadia et Christian Dufrasne qui fêtaient leurs 34 années de mariage ce jour là !!!


J’ai placé un petit morceau de charbon sur mon bureau. 

Tout dur, tout noir. Fossilisé. 

Je l’ai ramassé au sommet du terril du sept.  
Entre St Ghislain et Wasmes. 

Il a connu les profondeurs de la terre et je le retrouve au sommet du paysage. 
Là où je sens le soleil frais et le vent. L’humidité de la pluie qui va et vient ces derniers jours, aussi. Tout le contraire de la chaleur moite et constante qu’on doit retrouver dans les mines. Tout comme on ne la retrouve que dans les galeries de cavernes souterraines que j’ai pu explorer, durant mon adolescence, en faisant un peu de spéléo. 
Y’a aussi un paratonnerre au sommet. Enfin, je crois. Une simple tige de métal plantée verticalement dans le sol et qui doit attirer tous les éclairs de la région les jours d’orages borains. Je me demande ce qu’on peut bien y voir en ces moments là, 
au centre de l’œil du cyclone de Jeep Novak. 


Wasmes - Terril du 7  photo Andrea Van Leerdam

J’ai grimpé lentement la côte, ultra-raide, pour arriver au sommet. Carrément sur la pointe des pieds pour garder l’équilibre. Par jour de pluies violentes, il doit y avoir aussi des éboulements de pierres. On voit bien, sous mes pieds, les traces des coulées. Je remarque aussi des ornières de motos. A toute vitesse, plein gaz, peut-être doivent-elles grimper ? Ou descendre en relâchant les freins ? Très lentement plutôt. A la façon des motos de trial, peut-être. Vingt minutes de grimpettes environ, pour moi. Quand je m’arrête pour souffler, je pense à mes efforts. Importants déjà, sans doute, mais tellement moindres que ceux fournis par la multitude d’hommes et parfois d’enfants qui ont amassé ces résidus d’exploitations minières. L’aurait suffit d’un chouïa de plus de chaleur printanière pour que je commence, évidemment, à transpirer. Je m’assieds sur le sommet, dans l’herbe adoucissant cette montagne encore chauve. Les terrils, au loin, semblent bien plus touffus et plus anciens. C’est fort joli même. Avec tous ces bouleaux, l’arbre des chamans sibériens, et ces pins à grosses épines vertes. Presque noires tant elles sont épaisses et foncées.




Les bouleaux sont des arbres toujours éternellement jeunes. D’une vigueur extrême, ils ne vivraient pas davantage que 30 ou 40 ans, ai-je lu un jour dans un bouquin. Moins que la vie d’un être humain occidental en ce début de 21ème siècle. Ils sont souvent les premiers, d’ailleurs, à recoloniser un espace dont la nature apparente a été chassée par les hommes. Un jour, j’en ai replanté un dans mon jardin. Je l’avais trouvé en train de pousser dans une fissure, sur le goudron d’un toit en roofing. Dans la terre pleine, je m’étais dit, il ne demanderait pas son reste. C’est ce qu’il avait fait, bien sûr mon chouchou, quand je l’ai recroisé sur la terre granitique de la région de Rochefort où je l’avais fiché. Je l’ai revu en allant rechercher mon vélo dans cet endroit où je vivais alors dans la forêt. Je savais bien, beaucoup plus grand et toujours aussi souple, qu’il s’en sortirait de toutes façons sans moi. Adossés à un de ses frères borains, je zyeute, au bas, les labours encore vierges. Des veines de charbons, ou des coulées en provenance du terril, se dessinent langoureusement dans la terre alentour. De si haut, on ne peut manquer ces noirs louvoiements pourtant bien agricoles. Pour sûr, l’agriculture est tout aussi importante que l’industrie ou l’extraction minière dans la région.







Peut-être avez-vous suivi l’histoire de la nana qui a été séquestrée, torturée, tatouée au visage et violée dans les environs de Wasmes? J’ai retrouvé, ensuite, un de ses ex-voisins en continuant ma balade. « Ben oui, elle habitait juste là y’a quelques temps. Elle vivait de débrouille et de misère », m’avait expliqué le gars. Lui-même fils de mineur et surtout chômeur débrouillard à la petite semaine. Il élève seul ses deux filles dont la plus petite s’amuse, autour de nous, en lui mendiant une glace à la crème fraîche au passage du seul commerce visible à l’horizon. Hormis comme toujours dans la région, et partout ailleurs aussi, l’éternel et indispensable pharmacien. Dans cette ruelle en terre qui s’enfonce le long d’un terril, Gérard se soigne plus volontiers à la vodka. Thérèse, une habitante du quart-monde montois, en me parlant de ses désirs de déménagement dans la région, m’avait dit quelle espérait une maison dans un endroit sans voisins: « C’est trop difficile de s’entendre avec eux. Au début ça va, c’est gentil, mais après ça fait toujours des problèmes. » Avec un jardin pour son chien et une épicerie aussi, mais surtout une pharmacie à proximité.




Wasmes

Quoiqu’il en soit, c’est sûr et très visible, la campagne et les villages alentours sont jonchés d’innombrables canettes de bière et de cola toujours accompagnées de bouteilles d’alcool vides. Invariablement, les indispensables boissons énergisantes aussi. Les boites en alu demeurent là depuis tellement longtemps que certaines apparaissent carrément décolorées par le soleil et la pluie. Elles pénétreront à nouveau dans le sol d’ici un ou deux siècles, je suppose. Gérard avait ajouté « Y’a eu aussi, un peu plus loin, une femme égorgée et saignée aux veines par son mari pas plus tard qu’il y a trois semaines. Mais c’est pas ça, faut pas croire, on a bon cœur dans le Borinage, m’avait-il rassurée. Mais fais tout de même attention quand tu te promènes par ici, y’a des cités ici et là un peu partout. » Quand je lui avais demandé pourquoi il y avait tellement de maisons à vendre dans la région, il m’avait répondu : « Mais enfin t’es folle ou quoi ? C’est terrible de vivre ici. C’est ce qu’il y a de pire en Belgique. Dans aucun endroit y’a plus de misère qu’ici. Et maintenant peut-être que tu trouves ça calme mais, le soir, c’est souvent des cris, des coups, des violences et des disputes entre les gens. Y’a personne qui a envie de vivre ici. »

Remainder of a wild party on the terril

" Wild Party" by  LHOON

Philippe, le mari de Thérèse, m’avait confirmé que c’était la même chose, à Dour, durant son enfance : « On y allait carrément à coups de couteaux. » « Ca a changé aujourd’hui ? Non, c’est toujours pareil. » En jargon journalistique, à défaut d’être constatée de visu, c’est ce qu’on appelle une info recoupée. Enfin, pas constatée de visu… Quand je l’avais accompagné à la maison de son enfance, il avait tenté de sonner à la porte. Ca faisait douze ans qu’il n’avait plus posé ce geste. Apeurée, sa soeur lui avait tout bonnement claqué la porte au nez. Faut dire, il était en train de braver une interdiction de la police destinée à maintenir les membres de la famille à distance… Ca ne l’a pas empêché, ensuite, de m’emmener au cimetière pour visiter la tombe de sa mère. Il avait les larmes aux yeux en posant ses lèvres sur la photo à même la pierre. J’ai interrompu la visite, ensuite, quand j’ai constaté qu’il éprouvait beaucoup trop de difficulté à contempler la sépulture d’une de ses petites sœur décédée à l’âge de six ans: « Comme ça, son cœur s’est subitement arrêté de battre ». Thérèse, de même, embrassait avec ferveur les images, émaillées de noir et de blanc, en me soulignant ce qu’ils avaient sincèrement réalisé pour s’entraider. 


Pour arriver, malgré tout, à vivre ensemble.

Wasmes1



Texte: Linda Mondry

L’oeil du cyclone, tout est calme ici est un projet de documentaire, de web-documentaire, de livre  et de reportage initié par Jeep Novak et porté par le collectif d’artistes bruxellois Brussels is NDRGRND

Ce premier texte illustré est issu des enquêtes de terrain et des repérages dans la région de Mons-Borinage. Vous aurez ainsi, au fil de la réalisation, l’occasion d’y suivre nos découvertes et déambulations tout autant que le travail des différents collaborateurs. 


A suivre, donc…




lundi 28 mai 2012


L'OEIL DU CYCLONE ICI TOUT EST BEAU  # 10    


     Le Tour de la Pucelette 

     En ratifiant la Convention sur le patrimoine culturel immatériel de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), chaque Etat membre s’est engagé à « sauvegarder son patrimoine immatériel », sauvegarde liée, dans le texte, à des mesures portant sur « l’identification, la documentation, la recherche, la préservation, la protection, la promotion, la mise en valeur, la « transmission » et la « revitalisation » des traditions orales (légendes, musique, chansons, etc.), des rituels festifs, des croyances, des savoir-faire et tout ce qui constitue un patrimoine, transmissible en soi ou comme valeur ajoutée aux patrimoines naturel, mobilier et immobilier. Cet engagement pose non seulement des problèmes pratiques – comment « organiser » l’inventorisation et la mise  en valeur de ce vaste ensemble ? –, mais interroge plus fondamentalement notre société sur la transmission patrimoniale.  

























Yvette Roland la Pucelette de 1937.
Mamy de Lise Lecomte, un grand merci a elle pour sa photo.
     
      




     A ce jour, des études théoriques ont été consacrées aux concepts de « patrimoine », de « mémoire», de « culture » et d’« identité culturelle », des experts se sont réunis pour parler d’inventorisation, de muséalisation, de politique ou de tourisme culturel, mais, à ma connaissance, aucune recherche globale n’a porté sur le rapport dialectique entre la réalité pragmatique du vécu des communautés locales et ces différents concepts. 
   
     Ici à Wasmes (Colfontaine, Borinage), a lieu le Tour Notre-Dame (dit de la Pucelette), procession religieuse à l'origine, mêlant des éléments profanes identitaires et la présence d'une légende fondatrice, à des comportements et des rituels magico - religieux. Dès mes premières approches du sujet, j’ai perçu à Wasmes une problématique plus large de perte de valeurs culturelles par la population entière, perte liée à des bouleversements économiques et sociologiques relativement quantifiables. 






    Année 1895 la première Pucelette.


    
     La Pucelette de Wasmes est une petite fille de 4 à 5 ans qui, selon la légende, représente « la pucelle », jeune fille que le dragon tenait captive dans sa tanière et que le Chevalier Gilles de Chin délivra. Cette jeune enfant est vêtue d’une longue robe de satin bleu ciel et d’un manteau à traîne . L’ensemble est bordé d’hermine ou de fourrure blanche. Sur la robe sont cousues trois appliques de brocard d’or et de soie. Elle est coiffée d’un diadème surmonté de 3 plumes d’autruche. De longue date avant la Pentecôte, c’est le curé de Wasmes qui choisit la Pucelette. Il s’agit là d’un privilège rare pour une famille.









    Le Jeu du Dragon aujourd'hui disparu
    Merci à Jean François Hubert pour ces deux dernières photos !!



et un reportage de TéléMB ici 



dimanche 27 mai 2012

History Repeating # 02

Des solutions? 
Toutes faites, certainement pas. 
Mais s'il y en a, elles passeront, quoi qu'il arrive, par la fraternité
le Borinage ne peut pas espérer s'en sortir vraiment en oubliant une partie de ses enfants sur le bas-côté de la chaussée. 

Question de conscience collective.

D'hier







et d'aujourd'hui ...





Film réalisé par Jean François Hubert dans les rues autour de chez lui ...



La douleur muette des enfants du Borinage «C'est dur, mais ça va...» Est-ce ainsi que les hommes vivent (au Borinage)?


Mardi 28 septembre 1999

La douleur muette des enfants du Borinage

Le réalisateur Patric Jean est retourné sur les lieux de son enfance et sur les traces de Henri Storck.
En 1933, Henri Storck et Joris Ivens révélaient au monde l'extrême dénuement des populations ouvrières à travers «Misère au Borinage». Le jeune réalisateur Patric Jean s'est résolu à suivre les traces de ses aînés. Pour lui, Bruxellois d'adoption, il s'agissait aussi de retourner sur les lieux de son enfance. Plusieurs mois de répérages et de tournage ont débouché sur un film de cinquante-quatre minutes, édifiant: «Les enfants du Borinage». Sous la forme d'une lettre à feu Henri Storck qui était au courant de ce projet.
Une question s'impose d'entrée de jeu: qu'est-ce qui a vraiment changé au Borinage, depuis soixante ans? A la vue des terribles images de Patric Jean, de ces visages ravagés par la pauvreté, des effroyables taudis dans lesquels s'entassent des familles entières, on a envie de répondre: rien.
C'est évidemment réducteur. L'extrême pauvreté - c'est bien de cela qu'il s'agit, en 1933 comme en 1999 -, était quasi généralisée au début de ce siècle dans les cités ouvrières. Elle ne concerne plus aujourd'hui qu'une frange marginale de la population. Mais on sait aussi que, confrontées au chômage, à l'absence de revenus, au déficit d'éducation ou à l'absence de repères, de nombreuses familles boraines de l'an 2.000 sont au bord du gouffre, prêtes à basculer dans le désoeuvrement intégral que nous montre, avec émotion et sans faux-semblants, le film de Patric Jean qui est un appel à la vigilance.
Ces cinquante-quatre minutes de cinéma-vérité renvoient aussi une image qui nous est extrèmement proche. Cette pauvreté absolue, c'est aussi la nôtre. Quel est l'écueil qui s'est dressé sur la route de ces gens? Sommes-nous à l'abri d'une telle descente aux enfers? Qui nous viendrait en aide, le cas échéant? On sort abasourdi d'une vision des «Enfants du Borinage». Chez ces gens-là, il n'y a plus rien. Point.
Projeté l'autre jour devant une salle archi-comble au Plaza Art de Mons, le film de Patric Jean a été reçu comme une gifle par le public présent. Il y a la terrible vérité des images bien sûr, mais aussi les propos des mandataires locaux qui apparaissent à l'écran: A travers le monde, dans les grandes villes africaines ou latino-américaines, j'ai vu des nuées de jeunes qui ont l'air heureux, mais les gens d'ici font la gueule , dit notamment cet homme politique. Terrible...
E.D.
«Les enfants du Borinage» de Patric Jean seront aussi présentés à la télévision: le jeudi 14 octobre à 21 heures sur la Deux (RTBF) et le dimanche 17 octobre à 22 h 30 sur la Une (RTBF), puis sur Arte durant le mois de décembre. On peut également se procurer une cassette du film, à la location ou à la vente, auprès du Centre vidéo de Bruxelles. Renseignements: 02-216.80.39.
«C'est dur, mais ça va...»
Patric Jean, 31 ans, a passé les dix-sept premières années de sa vie dans le Borinage. Il y estretourné régulièrement, notamment pour des jobs d'étudiant. Le temps de découvrir une misère qui dépassait l'imaginable. Après avoir vu «Misère au Borinage» de Storck et Ivens, le besoin de réaliser son film est apparu comme une évidence.
* Votre film aurait-il pu être tourné ailleurs qu'au Borinage?
*Oui, c'est un film sur la misère en général. Il y a aujourd'hui entre 50 et 70 millions de pauvres en Europe. Durant le tournage, j'ai eu des contacts avec Bertrand Tavernier qui réalisait à ce moment «Ça commence aujourd'hui» dans le Nord de la France. Nous traitions en fait des mêmes problèmes.
*Mais des hommes politiques de la région de Mons apparaissent à l'image...
*Leurs noms n'apparaissent pas. Même si leurs déclarations doivent nous interpeller, il ne s'agit pas de les montrer directement du doigt. Le problème de la pauvreté doit se règler à un niveau supérieur: celui des communes ou même des régions est insuffisant. C'est l'organisation de notre planète et de l'économie mondiale qui est en cause.
*Les élus que vous montrez n'ont-ils pas été piégés?
*Ils pourront toujours dire que nous avons choisi tel extrait plutôt que tel autre. Mais ils savaient très bien que nous étions occupés à réaliser un document en forme de portrait social de leur région.
*Ne va-t-on pas vous reprocher de salir un peu plus l'image du Borinage?
*On me le reprochera. Mais je refuse que l'on dise que les personnes que j'ai filmées incarnent une mauvaise image de leur région. Ces gens ne sont pas des imbéciles. Il faut simplement se battre pour eux et non pas se voiler la face. En les oubliant, les responsables politiques, par contre, ternissent l'image du Borinage. Le Grand-Hornu et le Crachet ne vont pas régler les problèmes de cette partie de la population. Ces projets, c'est du façadisme...
*Mais que demandent ces personnes, en définitive? Qu'espèrent-elles?
*Rien, c'est cela le plus terrible. Elles ne sont plus en état de demander, sinon une aide alimentaire, en urgence. Elles sont résignées, sans voix. Dans le film, une des ces personnes se demande si elle n'est pas tout simplement faite pour vivre comme ça. Ces gens-là sont trop loin pour se révolter. Les solutions doivent être structurelles. Le cas par cas ne suffit plus.
*On imagine que les conditions de tournage ont été très pénibles. Comment votre équipe a-t-elle été accueillie par ces familles?
*Nous avons eu un principe: ne jamais forcer les gens à accepter la présence de notre caméra. Nous avons eu d'excellents contacts à la cité du Coq à Jemappes, mais la population gardait un mauvais souvenir d'un «Strip-Tease» qui lui avait été consacré. On a renoncé à tourner là-bas. Nous sommes tombés sur des gens fantastiques. Emile, par exemple, qui se présente comme analphabète, et qui est d'une grande lucidité par rapport à sa situation. Il a compris toute de suite ce que nous voulions faire: nous lui avons laissé la parole. Parfois aussi, nous avons travaillé avec la larme à l'oeil. Comme face à ce gosse qui a résumé sa vie en un bout de phrase: «C'est dur, mais ça va...»
Propos recueillis par E. D.
Est-ce ainsi que les hommes vivent (au Borinage)?
Bien sûr, ce n'est pas «ça», le Borinage. Pas uniquement «ça», plus exactement. Pas loin des baraquements sordides, on trouve aussi des gens heureux, des jeunes qui étudient, d'autres qui montent leur entreprise, des travailleurs sociaux qui tentent de corriger le tir, des acteurs culturels qui montent des projets novateurs... Non, ce n'est pas uniquement «ça», le Borinage.. Mais c'est «ça» aussi. Et au terme du siècle de Storck, c'est insupportable.
Le film de Patric Jean montre deux mondes qui n'ont plus rien à se dire. D'un côté de la route, les plus pauvres d'entre nous, fatalistes, résignés et qui, souvent, n'ont même plus les mots pour exprimer leur malheur, réclamer qu'on les entende et qu'on leur rende justice. Sur le trottoir d'en face de cette société à deux vitesses: les élus, leurs paroles froides et décrochées de la réalité qui prêchent sèchement la motivation, comme moteur de la réussite sociale, et l'intégration, comme préalable au soutien public...
La rupture est consommée. On avance, on avance. L'objectif 1, le pôle culturel, les arts contemporains au Grand-Hornu et les technologies de pointe au Crachet, les touristes par cars entiers - mais pas n'importe où, les touristes! -, les Grands Prés, le parc scientifique, le Film d'amour... On avance, on avance. Et on oublie sur le bord du chemin ceux qui ne suivent pas le rythme, qui sont décrochés. Il n'y a même plus de camion-balai pour les conduire à l'arrivée.
Il ne s'agit pas de donner la leçon: nous sommes tous responsables. Coupables de fermer les yeux. Au Plaza Art, l'autre soir, on a entendu des «Oh!» stupéfaits à la vue de l'un ou l'autre cas particulièrement dramatique. Oui, monsieur, oui, madame, cela existe encore, chez nous, chez vous. Au bout de votre rue. Derrière votre jardin.
Des solutions? Toutes faites, certainement pas. Mais s'il y en a, elles passeront, quoi qu'il arrive, par la fraternité: le Borinage ne peut pas espérer s'en sortir vraiment en oubliant une partie de ses enfants sur le bas-côté de la chaussée. Question de conscience collective.

ERIC DEFFET